Ces propos de Marshall Rosenberg sur la langue girafe idiomatique ont été recueillis par Jean-François Lecocq, formateur et médiateur à l’Université de Paix, lors de la première session intensive en Communication Nonviolente donnée à La Marlagne du 5 au 15 août 1996.
La Communication Nonviolente est un art de vivre qui nous aide à donner et à recevoir dans un esprit de bienveillance. Elle attire notre attention sur les sentiments, besoins et demandes de chaque personne, et nous garde de toute critique, jugement ou évaluation, qui sont souvent sources de malentendus. L’enseignement du processus de la Communication Nonviolente est souvent présenté comme l’apprentissage d’une langue étrangère, dite « langue girafe », en rapport avec la marionnette utilisée pendant les séminaires de formation pour symboliser l’attitude que l’on veut vivre (la langue « chacal » désignant notre façon habituelle de penser et parler sous formes de jugements, d’évaluations, d’interprétations).
« Maintenant que nous venons de passer beaucoup de temps à réviser la forme de la Communication Nonviolente – ou de la langue girafe – et que nous avons vu comment elle s’organisait autour de la façon qu’on a de dire certaines choses, j’ai une mauvaise nouvelle pour vous : LA LANGUE GIRAFE N’EST PAS UNE LANGUE !
En fait le processus a relativement peu de choses à voir avec les mots, il est universel et s’applique à toutes les cultures. Si donc vous compreniez la langue girafe, vous ne diriez pas : « C’est un langage que je ne peux pas employer là où je travaille », vous diriez plutôt quelque chose comme : « Comment puis-je arriver à faire circuler ce flot d’énergie là où je travaille ? ».
Il y a un mois, en Angleterre, j’ai reçu un cadeau magnifique : la photographie d’un tableau. Ce tableau a été peint après que j’ai raconté l’histoire d’un dialogue que j’ai eu avec un fermier immigrant du Mexique. Si je m’étais adressé à lui, c’est parce que je l’avais vu vivre une danse où il avait permis de façon exemplaire à ce flot d’énergie que je viens de mentionner, de circuler. Cet homme venait d’avoir une conversation avec une mère et son enfant de trois ans. J’aurais voulu pouvoir filmer cette scène, parce qu’il y avait là un exemple parfait d’un échange girafe. Or pas un seul mot n’a été prononcé !
J’ai assisté à ce moment de communication extraordinaire alors que j’arrivais dans une salle d’attente d’une gare routière de San Francisco. C’était une salle bondée, il y avait foule. Dès que j’ai pénétré dans cette salle d’attente, j’ai immédiatement perçu que quelque chose de merveilleux s’y déroulait. C’est dans le regard d’un enfant de trois ans, assis sur les genoux de sa mère, que je l’ai vu. J’ai regardé de l’autre côté de la pièce, pour voir ce qu’il regardait : c’était une orange. Cette orange était posée sur les genoux du fermier immigrant qui avait juste terminé son repas. Il venait de mettre les vieux papiers dans un cornet brun. Il était sur le point de commencer à peler son orange pour la manger. Il se trouve qu’il a levé les yeux et a croisé le regard de l’enfant.
L’enfant n’a pas dit : « Quand je vois ton orange, je me sens très affamé, et j’ai vraiment le besoin d’être nourri ; j’aimerais que tu me dises si par hasard tu serais d’accord de partager un morceau de ton orange avec moi juste maintenant ; naturellement, je ne voudrais pas que tu le fasses, à moins que tu puisses le faire avec joie ; s’il te plaît, abstiens-toi si, par hasard, il y a un peu de peur, de culpabilité ou de honte dans ta motivation ». Le garçonnet n’a rien dit de tout cela. Et en même temps il a dit tout cela… avec ses yeux.
Et quand ce fermier l’a compris, il n’a pas répondu : « Si je comprends bien, tu as faim ». Et néanmoins il l’a dit, avec son regard. Il s’est levé, il a marché en direction de l’enfant et a eu une magnifique conversation avec sa mère, non verbalement. Il ne lui a pas dit : « Quand je vois les yeux de ton enfant tournés vers moi, j’ai des sentiments mélangés : je ressens de la joie à la possibilité d’exercer ma générosité et, en même temps, je ressens aussi de l’appréhension, parce que j’aimerais être sûr que mon geste ne va pas contrarier tes projets concernant ce que tu veux faire manger à ton enfant aujourd’hui. Ainsi j’aimerais savoir si tu me donnes la permission de donner cette orange à ton fils ? ».
Il n’a pas dit cela… et pourtant il l’a dit. Et la mère n’a pas répondu : « Je vois, au mouvement que tu fais avec ton orange, que tu tiens vraiment à l’offrir ». Elle n’a rien dit de tel… et pourtant si. Quand l’homme est arrivé devant l’enfant, il s’est incliné avec beaucoup de courtoisie, a embrassé l’orange et l’a tendue au petit garçon.
Je dois dire que j’ai eu beaucoup de chance, car le seul siège resté libre dans cette salle d’attente, se trouvait à côté de celui de cet homme. Je me suis donc assis à côté de lui et lui ai dit : « J’ai été très touché de voir la façon dont vous avez donné votre orange à ce petit garçon ». Je n’avais pas encore maîtrisé la langue girafe aussi bien que lui, les mots m’étaient encore nécessaires ! Il a été sensible au fait que je reconnaisse sa générosité.
J’ai ajouté : « Ce que j’ai particulièrement aimé, c’est la façon dont vous avez embrassé l’orange avant de lui la tendre ». Il a réfléchi un instant et il était très sérieux quand il m’a répondu : « J’ai presque 70 ans et s’il y a une chose que j’ai très bien apprise, c’est de ne jamais rien donner, à moins de le donner du plus profond de son cœur ».
La langue girafe n’est pas une langue, elle n’est pas une affaire de mots ; c’est une attitude qui nous permet de rejoindre un flot d’énergie à partir duquel il est possible de donner du plus profond de son cœur. Et donner du fond du cœur n’est pas une affaire de culture. Plus je voyage, plus je découvre de nouvelles cultures et plus je suis convaincu que cela fait simplement partie de la nature humaine. J’ai été extrêmement touché de constater le nombre de fois où j’ai été l’objet de cette générosité.
Je suis donc convaincu qu’il s’agit d’un processus naturel. Mais il est certes possible, dans certains contextes, que quelque chose interrompe ce flot et rende plus difficile de parvenir à s’y engager ou de se laisser porter par lui. La langue girafe n’est donc qu’une manière de se rappeler tout cela, de se rappeler où mettre notre attention afin que ce flot, qui est naturel, puisse couler librement.
La langue girafe est une façon de nous rappeler où nous voulons que les autres personnes mettent leur attention. Ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’il faille employer certains mots à des moments spécifiques.
Alors, me direz-vous, pourquoi passer tant de temps à travailler sur les mots ? Je ne connais pas d’autres moyens d’amener l’attention des gens là où j’ai envie qu’elle soit, si ce n’est en rendant clairs les observations, les sentiments, les besoins et les demandes, qui, tous, font partie de ce flot. Quand nous sommes connectés à ce niveau-là, le flot se répand tout seul.
Lorsque vous aviez trois mois, et que vous vous réveilliez au milieu de la nuit, vous ne vous adressiez pas à vos parents en leur disant. « Comment pouvez-vous être aussi insensibles, voilà plusieurs heures que je n’ai pas mangé, levez vos culs paresseux de vos lits et venez me nourrir ! ». A l’époque où vous étiez bébé, vous ne vous êtes jamais exprimé comme ça parce que vous aviez une langue qui vous était naturelle et amenait directement l’attention sur vos sentiments et vos besoins. Mais bien des cultures enseignent une langue qui nous coupe de cette capacité naturelle. Ce qui fait que l’on apprend à utiliser une langue qui finit par ressembler pratiquement à des insultes, au moment où on est le plus affamé !
La langue girafe est simplement destinée à nous rappeler comment redevenir aussi malin que lorsque nous avions trois mois. Quoi que ce soit que l’on communique, on essaie de mettre les personnes à qui on parle en lien avec nos besoins et sentiments. A l’âge de trois mois, nous étions vraiment habiles à faire cela, autrement nous ne serions pas là aujourd’hui. Sans l’usage des mots, nous communiquions pourtant très clairement nos sentiments et nos besoins. La langue girafe n’est donc qu’une façon de nous rappeler des choses que nous savions déjà à l’âge de trois mois.
Peu importe ce qui se passe dans la culture où vous vous trouvez, ne vous laissez pas distraire, gardez votre attention sur ce flot naturel et vous verrez que les gens viendront vous y rejoindre.
Bien entendu, il peut être nécessaire d’ajuster les mots qu’on va choisir d’employer suivant la culture dans laquelle on se trouve. Une des cultures dans laquelle je travaille, par exemple, et où l’on n’a pas l’habitude de parler la langue girafe classique, c’est celle de la partie pauvre de la ville de Cleveland, dans l’Ohio (États-Unis). Il s’y trouve des gangs de rue qui sont sans cesse en guerre les uns contre les autres. Mon travail consiste à enseigner la langue girafe à des personnes qui ont été arrêtées pour leur comportement violent.
La première fois que je me suis trouvé avec l’un de ces groupes, j’ai dit que j’étais très heureux d’avoir l’occasion de partager avec les personnes présentes un certain processus de communication… J’en étais là de ma phrase quand un des hommes présents s’est mis à rire : « Communication ? Alors tu te trouves entouré par trois gars d’un autre gang, il y en a un qui te menace d’une arme et tu veux communiquer ? Merde alors ! ». J’ai parlé la girafe avec lui, j’ai mis mon attention sur ce qu’il ressentait, en tout cas j’ai deviné, et j’ai perçu qu’il avait peur à l’idée de communiquer dans certaines situations. J’ai ensuite voulu vérifier si je le comprenais bien : « Est-ce que tu as peur à la perspective de communiquer dans certaines situations ? ».
Il a sauté de sa chaise, s’est avancé vers moi en déclarant : « Moi ? J’ai peur de rien, mec ! ». Ce qui m’a donné l’occasion de parler avec lui la langue girafe idiomatique. Il y a certaines cultures dans lesquelles on ne peut pas parler aux hommes des sentiments qu’ils éprouvent. Il y a des cultures où les gens ne sont pas vraiment heureux de mentionner leurs sentiments, surtout certains sentiments spécifiques.
Si j’avais dit à cet homme : « T’en as plein les bottes, parfois, non ?… » ça, il l’aurait toléré. Mais « peur » en tout cas pas. Donc il a fait mon éducation : si je veux pouvoir lui parler quand je perçois qu’il a peur, je me contente de le percevoir, mais ne mentionne rien de tel à haute voix devant ses pairs. Pourtant, je continue à parler girafe puisque mon attention est quand même sur ce qu’il ressent vraisemblablement. Avec, évidemment, l’inconvénient de ne pas pouvoir vérifier. J’ai repris : « En tout cas, ce que tu veux que je vois, c’est que ça peut être dangereux de vouloir communiquer dans certaines circonstances ». Il pouvait accepter cela. Il m’a répondu : « C’est facile, pour toi, tu viens de ces coins privilégiés, tu ne comprends rien à ce que c’est de communiquer quand on vient de la rue, tu viens ici pour gaspiller notre temps avec ta merde ! »
– « Donc, ce que tu voudrais, c’est quelqu’un qui connaisse davantage ta culture pour venir travailler ici avec vous ? »
– « Et comment ! »
Et l’un après l’autre. Ils ont commencé à s’exprimer et à m’expliquer combien c’était stupide qu’une personne comme moi vienne essayer de leur apprendre quelque chose. J’ai continué à les écouter avec mes oreilles girafes : parfois j’ai reflété verbalement, parfois en silence… et après une quarantaine de minutes pendant lesquelles ils ont tous crié à mon adresse à tour de rôle, on pouvait sentir, très progressivement très doucement, une certaine qualité d’énergie se transformer. Le premier qui s’était exprimé avait vraiment une espèce de rage à l’idée de gaspiller son temps avec quelqu’un comme moi. Mais vers la fin, ils parlaient davantage à partir d’un certain désespoir en expliquant combien c’était dur pour eux de vivre dans un environnement où ils passaient leur temps à avoir peur, à être en danger. La plupart du temps, c’est uniquement avec mes yeux que j’ai communiqué : j’ai écouté les sentiments et les besoins qu’ils exprimaient.
Un conseiller, qui faisait partie du programme, a perçu le changement d’énergie dans la pièce. « Qu’est-ce que vous pensez de lui ? » leur a-t-il demandé en me désignant. L’un des gars présents a répondu : « C’est une des personnes qui parlent le mieux de toutes celles que l’on a rencontrées jusqu’ici ». Le conseiller était en état de choc et m’a chuchoté : « Mais tu n’as pratiquement pas ouvert la bouche ! ». J’avais pourtant dit beaucoup… en langue girafe idiomatique ! Je m’étais engagé avec ces hommes dans un certain flot énergétique. Donc, ça c’est un exemple d’une culture dans laquelle il n’est pas si facile de parler de sentiments.
C’était bien plus facile, cependant, que de partager la langue girafe avec des policiers en Israël, parce que la communication du style girafe ne faisait vraiment pas partie de la culture du département de police avec lequel j’ai travaillé.
On m’a demandé de travailler avec le département à propos duquel il y avait le plus de plaintes de brutalités. Quand ces policiers se retrouvaient en fin de journée, ce n’était pas pour se dire des choses du style : « Oh, j’ai eu une connexion fantastique avec telle personne, j’ai eu l’occasion de donner de l’empathie à telle autre en pleine détresse », etc. Non, ce n’était pas du tout le style de leur conversation !
Quand j’essayais d’écouter ce qu’ils échangeaient pendant les pauses, ou à d’autres occasions, c’était : « Ce fils de pute m’a insulté, alors je lui ai cassé la gueule ! » A quoi un autre répondait : « T’aurais dû y aller plus fort ! », etc. Et ces personnes n’avaient pas fait le choix de dépenser beaucoup d’argent pour venir me voir et écouter ce que j’avais à leur apprendre. C’est leur chef qui leur avait imposé de venir. Donc, comme vous pouvez deviner, ce n’est pas seulement du fait de leur culture qu’ils ne se montraient pas vraiment réceptifs à la langue girafe, mais parce qu’ils étaient obligés de venir à un cours et menacés de représailles, s’ils n’y allaient pas ! Ce n’était évidemment pas la meilleure manière de les ouvrir à ce qu’ils allaient entendre.
Le gouvernement israélien a fait beaucoup de recherches pour voir quel était l’effet de la langue girafe dans cette culture-là et s’est montré extrêmement satisfait des résultats.
Comment ai-je enseigné la langue girafe dans ce contexte ?
En la vivant, en la démontrant. Si vous parvenez à entrer dans ce flot d’énergie qui est le plus proche de ce que nous sommes censés être en tant qu’êtres humains, ceux qui vous entourent vont avoir envie de vous y rejoindre.
Parfois aussi les mots peuvent aider. Alors si les mots peuvent nous aider pour revenir à cette qualité d’énergie, pourquoi ne pas les utiliser ? Évidemment, on va choisir les mots qui nous aident le plus à parvenir à cette qualité. Il se peut que, suivant les circonstances, les mots que nous avons utilisés ces jours derniers, soient les meilleurs possibles pour arriver à créer cette connexion. Alors que, d’autres fois, la même forme va s’avérer un obstacle. On peut alors choisir d’autres mots, l’essentiel étant que notre intention soit toujours de nous connecter au niveau des sentiments et des besoins. Toutes les cultures ont des sentiments et des besoins, les mêmes besoins. Il s’agit simplement de se mettre en connexion avec la vérité de ce qui se passe au cœur des êtres. »
Marshall Bertram Rosenberg
Psychologue américain, créateur de la CNV, fondateur du CNVC